09 Avr 2020 Renégocier un contrat en temps de crise : l’imprévision
Le Code civil contient deux mécanismes fondamentaux pour faire face à une situation de crise. Le premier est la force majeure.
Le deuxième mécanisme est celui de l’imprévision qui est prévue à l’article 1195 du Code civil. Dans le présent article, nous allons passer en revue les conditions de l’imprévision, et sa mise en œuvre pratique.
Le texte est écrit de la manière suivante :
» Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »
La théorie de l’imprévision existe en droit français depuis 2016. Jusqu’à cette date, le principe était qu’une convention ne pouvait pas être remise en cause ou adapter en fonction de changement de circonstances. C’était la célèbre jurisprudence dite « du canal de Craponne ».
Mais depuis 2016, il est possible en cas de changement de circonstances d’obtenir la modification des termes d’un contrat.
Trois conditions (et peut-être même une quatrième) doivent être réunies. Tout d’abord, il faut un changement de circonstances. Ensuite ce changement doit être imprévisible. Et ce changement doit rendre l’exécution du contrat excessivement onéreuse. La quatrième condition est probablement implicite. Il faut que ce soit le changement de circonstances qui rende l’exécution du contrat excessivement onéreuse. Il faut donc un lien de cause à effet entre le changement de circonstances et l’augmentation du coût de l’exécution.
Il n’existe pas de jurisprudence bien précise sur ce sujet, compte tenu du fait que le texte est relativement récent. Mais on peut raisonnablement considérer que le changement imprévisible de circonstances va nous ramener à tout ce qui est relatif à la force majeure. En effet, la force majeure se caractérise par un événement irrésistible, imprévisible et extérieur. Et toute la jurisprudence qui existe depuis longtemps sur la force majeure va pouvoir être utilisée dans le cadre de l’imprévision.
En pratique, il est très probable que les tribunaux qui auront à se pencher sur ce sujet dans quelques mois diront que la pandémie de COVID-19 et les mesures de polices qui ont été instaurées par la suite constituent bien un changement imprévisible de circonstances.
Dans certains cas, cela rendra l’exécution d’un contrat en cours excessivement onéreuse.
Dans le domaine des contrats informatiques, on peut penser que certains contrats au forfait seront renégociés, et que des sociétés de services informatiques demanderont une augmentation de leur taux de journée.
Il est très probable que les tribunaux seront exigeants et il faudra démontrer que le changement de circonstances rend l’exécution excessivement onéreuse au sens où les conditions de travail seraient profondément bouleversées. Sans trop s’avancer, on peut estimer qu’une agence web qui peut mettre en place relativement facilement du télétravail ne pourra pas obtenir une augmentation de ses forfaits de 30 %…
Sur le plan de la mise en œuvre, tout commence par une demande de renégociation. Puis, en cas d’échec s’ouvre une deuxième phase. Dans cette deuxième phase, les parties peuvent se mettre d’accord pour arrêter le contrat ou renvoyer le dossier à un juge. On peut imaginer que certaines prestations seront arrêtées d’un commun accord sans trop de difficultés. En revanche, on imagine mal que dans le cadre d’une renégociation, les parties se mettent d’accord pour saisir un juge. C’est que, par expérience, si les gens ne sont pas d’accord pour arrêter un contrat ou le renégocier, ils sont rarement d’accord pour saisir ensemble le juge. C’est la raison pour laquelle, la troisième étape est de pouvoir saisir un juge s’il n’y a pas d’accord dans un « délai raisonnable ». Cette notion de délai raisonnable est une inconnue totale. Sans trop de risques, on peut quand même parier qu’un tribunal considérerait que pendant la période de confinement, les parties peuvent tenter de parvenir à un accord, mais qu’il ne serait pas raisonnable de saisir un tribunal immédiatement à la sortie, sauf urgence caractérisée.
Les pouvoirs qui sont octroyés au juge sont alors relativement exceptionnels, car le juge peut mettre fin au contrat, à la date et aux conditions qu’il fixe ce qui lui donne déjà un très grand pouvoir. On peut très bien imaginer qu’un juge ordonne à un prestataire de continuer son travail pendant 3 mois le temps que le client trouve un nouveau prestataire. Certains tribunaux ont déjà ordonné de telles mesures en référé (on parle d’un juge qui « force » temporairement le contrat).
Mais le juge peut aller jusqu’à réviser le contrat, c’est-à-dire à modifier le prix. C’est une des grandes modifications apportées par la réforme de 2016, qui est de doter le juge d’un pouvoir de police économique du contrat. On pourrait donc imaginer qu’un juge, muni de la comptabilité analytique d’une société prestataire, décide que le contrat doit se poursuivre moyennant une augmentation de 30 % de la redevance mensuelle d’hébergement, par exemple.
À titre personnel, j’estime que ce sera rarement le cas, car le juge français est traditionnellement respectueux de la règle fixée par les parties dans leur contrat d’origine et il est très réticent à devenir un « réviseur de contrat ». Mais la situation que nous connaissons est tellement exceptionnelle que l’on pourrait très bien voir un changement des pratiques.
Concrètement, si vous vous trouvez dans une situation où le respect du contrat au quotidien devient trop coûteux, il est utile pour vous de demander à votre partenaire contractuel de renégocier les termes du contrat. En cas d’accord, il faudra signer un avenant dans la rédaction devra être particulièrement soignée. Et si la négociation n’aboutit pas, vous pourrez saisir un juge. Il faudra prendre la précaution de conserver un maximum de preuves pour démontrer que l’exécution est devenue trop coûteuse, pour démontrer la tentative de négociation de bonne foi, et pour justifier de ce que vous allez demander au juge (réviser le contrat ou y mettre fin).
Les deux plus grandes organisations de l’informatique (du côté des prestataires, le Syntec Numérique, et du côté des grands clients, le CIGREF) ont publié un appel conjoint pour faire face, ensemble, aux conséquences de la crise. C’est une initiative assez inédite destinée à dissuader de prendre des décisions brutales.
J’ai réalisé une courte vidéo à ce sujet que vous pouvez retrouver ci-dessous :
Ajout du 10 avril 2020 : Le Professeur Dimitri Houtcieff a révélé, dans la revue la gazette du Palais, deux décisions rendues tout récemment sur ce sujet : un arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 12 décembre 2019, et un de la Cour d’appel de Douai du 23 janvier 2020.
Les deux arrêts rejettent l’application de l’imprévision, dans un marché à forfait pour l’arrêt de Douai. et à Versailles, pour la révision d’un loyer commercial. A Versailles, la Cour d’appel a rappelé qu’il existait une réglementation spécifique dans ce cas.
L’arrêt de Douai est plus intéressant pour les contrats IT, car il s’agissait d’un forfait en matière de construction immobilière, et les principes en matière de contrats IT sont identiques. La Cour de Douai a aussi refusé d’appliquer la théorie de l’imprévision, car les règles spéciales applicables au forfait (article 1793 du code civil) l’emportent sur les règles générales du contrat (article 1195 du code civil). Cette décision est intéressante, mais elle ne préjuge pas totalement de celles qui seront rendues dans le futur.
C’est aussi l’occasion de préciser que la théorie de l’imprévision ne s’applique que pour les contrats conclus après le 1er octobre 2016 (article 9 de l’ordonnance sur le nouveau régime des obligations).